3.
Chaque année depuis neuf ans, Aaron Klein faisait le long trajet depuis Manhattan jusqu’au cimetière de Bridgehampton pour déposer une pierre sur la tombe de sa mère. Divorcée, toujours pleine d’entrain à l’âge de cinquante-quatre ans, Esther Klein avait été assassinée alors qu’elle faisait son jogging matinal près de la cathédrale St. John the Divine.
Aaron avait alors vingt-huit ans, était jeune marié, avec un avenir assuré dans la banque d’investissement Wallace et Madison dont il gravissait rapidement les échelons. Il était aujourd’hui père de deux garçons, Eli et Gabriel, et d’une fillette, Danielle, qui ressemblait de manière émouvante à sa grand-mère disparue. Aaron ne se rendait jamais au cimetière sans éprouver un sentiment de colère et de frustration à la pensée que le meurtrier de sa mère déambulait encore dans les rues, libre.
Elle avait été frappée à l’arrière du crâne avec un objet dur et lourd. On avait trouvé son téléphone portable sur le sol à ses pieds. Avait-elle pressenti qu’elle était en danger et tenté de composer le 911 ? C’était l’explication la plus vraisemblable. Mais d’après les enregistrements de la police, elle n’avait ni passé ni reçu le moindre appel à ce moment-là.
Ils avaient conclu qu’il s’agissait d’une agression non préméditée. Sa montre, le seul bijou qu’elle portait à cette heure de la journée, avait disparu, ainsi que son trousseau de clés. « Pourquoi avoir pris ses clés si son meurtrier ignorait qui elle était et où elle habitait ? » avait demandé Aaron aux policiers. Sa question était restée sans réponse.
L’appartement qu’elle occupait avait une entrée indépendante sur la rue, au rez-de-chaussée, à l’angle de l’entrée principale surveillée par le portier, mais, comme l’avaient souligné les inspecteurs chargés de l’enquête, on n’y avait rien dérobé. Son portefeuille, qui contenait plusieurs centaines de dollars, se trouvait dans son sac. Son coffret à bijoux, ouvert sur la commode, renfermait les quelques pièces de valeur qu’Aaron lui avait toujours connues.
La pluie intermittente s’était remise à tomber. Aaron s’agenouilla et posa la main sur l’herbe qui recouvrait la tombe de sa mère. Ses genoux s’enfoncèrent dans le sol boueux tandis qu’il déposait la pierre, et il murmura : « Maman, j’aurais tellement voulu que tu connaisses les enfants. L’un des garçons est à l’école primaire, l’autre à la maternelle. Danielle est déjà une véritable petite actrice. Je l’imagine dans une douzaine d’années passant des auditions pour une pièce que tu aurais pu mettre en scène à Columbia. » Il sourit, songeant à ce que sa mère lui aurait répondu : « Aaron, tu es un rêveur. Calcule un peu. Lorsque Danielle sera au lycée, j’aurai soixante-quinze ans. »
« Tu aurais continué à enseigner et à faire de la mise en scène et tu serais en pleine forme », dit-il à voix haute.